Loin d’être une rupture contemporaine, le réemploi des matériaux s’inscrit dans une longue histoire urbaine faite de recyclages ingénieux et de strates successives. Des pierres de la Bastille aux pavillons des Expositions universelles, la ville n’a jamais cessé de se construire sur elle-même. Alors que l’urgence environnementale replace l’économie circulaire au cœur du projet architectural, ce patrimoine de pratiques oubliées retrouve aujourd’hui toute son actualité.
« C’est notre culture européenne de construire sur le construit » – l’histoire des villes est celle d’une superposition de gestes, de matériaux et d’intentions. Chaque époque y dépose sa strate, trace tangible de la vie des humains et de leurs sociétés. Cette logique de continuité, loin d’être un frein à la création, en est le ressort même. Comme le rappelle Renzo Piano, « ces strates dessinent le portrait de millions de vies vécues1».
Pourtant, le XXe siècle, sous l’influence du modernisme et de la croyance dans le progrès, a semblé rompre ce fil. En associant le terme « tabula rasa » à une politique de construction à grande échelle, il a fait naître un malentendu persistant : celui d’une ville à reconstruire ex nihilo, oubliant que le réemploi, l’économie de moyens et l’ingéniosité de la réutilisation ont toujours constitué l’essence même du bâtir.
Un pragmatisme retrouvé, au-delà des débats théoriques
L’anecdote est célèbre : à la mi-juillet 1789, presque au lendemain de la prise de la Bastille, l’entrepreneur Pierre-François Palloy dépêche ses ouvriers pour en entamer la démolition et valoriser les pierres. Certaines deviendront des objets commémoratifs – de petites Bastilles sculptées dans le moellon originel –, mais une grande part servira surtout à achever le pont de la Concorde2.
Ce geste, à la fois opportuniste et ingénieux, lui permit, dit-on, de faire fortune. Ce réflexe, pragmatique, circulaire avant l’heure, rappelle que les matériaux, loin d’être de simples rebuts, ont longtemps été considérés comme une ressource précieuse à prolonger et à reconfigurer. Ce que nous redécouvrons aujourd’hui sous le prisme du développement durable ne constitue donc pas une rupture, mais bien la réactivation d’une sagesse ancienne : celle qui consiste à faire vivre les matières au-delà de leur premier usage, plutôt qu’à les éradiquer.
Des exemples nombreux, pour qui sait regarder
Si elles ont incarné la célébration du progrès – énergie, transport, communication, construction –, l’évolution des métiers du bâtiment et la démonstration technologique d’un machinisme précisément dénoncé par les modernes, les Expositions universelles ont aussi été d’immenses réservoirs de matière. Pavillons démontés, structures métalliques réemployées, vitrages et charpentes réaffectés : bien des bâtiments nés dans la ferveur de ces événements ont trouvé une seconde vie dans les tissus urbains.
Paris fut, entre 1855 et 1900, le théâtre de cinq Expositions universelles – auxquelles s’ajoutent les expositions coloniales de 1901 et 1931, et l’Exposition internationale de 1937. Chaque édition a transformé la capitale en laboratoire d’expérimentations, déployant pavillons, décors et aménagements urbains d’une grande inventivité. Si beaucoup ont disparu, nombre de ces fragments demeurent, disséminés dans le tissu parisien ou réemployés ailleurs.
La galerie des Machines, de 6 m de haut et 12 m de large, construite lors de l’Exposition universelle de 1878 sur le Champ-de-Mars, est un exemple emblématique de reconversion architecturale qui témoigne des multiples possibilités de requalification du patrimoine bâti. Les neuf nefs en structure métallique, conçues par l’ingénieur Henri de Dion pour présenter du matériel agricole, pouvaient être montées et démontées rapidement, selon le caractère éphémère des expositions. Mais qu’en sont devenus les morceaux ?
Le long du canal de l’Ourcq, deux fragments de la Galerie des Machines se font face, sur les quais de Loire et de Seine (Paris 19e). Après avoir abrité des activités industrielles et portuaires, ils accueillent aujourd’hui les cinémas MK2. Leurs vastes nefs ouvertes sur l’eau invitent à la détente, à l’ombre des terrasses. Pourtant, l’illusion n’est pas parfaite : si le bâtiment du quai de Seine est authentique, son jumeau, détruit puis reconstruit en 2004, n’en conserve que les colonnes en fonte d’origine.
Quelques rues plus loin, derrière une belle façade ouvragée de pierres et de briques, le gymnase Jean-Jaurès est construit en 1888 par l’architecte Ernest Moreau grâce aux charpentes métalliques provenant de l’annexe de la Galerie des Machines.
Le dernier vestige est à Meudon (92). En 1879, Charles Renard fait remonter une autre partie de la Galerie pour y installer l’Établissement central de l’aérostation militaire de Chalais-Meudon. Sa structure est alors surélevée pour accueillir le ballon dirigeable qui sera baptisé « La France ». L’ensemble atteint désormais 70 m de long, 24 m de large et 23 m de haut. Des appentis latéraux viennent compléter le volume, en faisant l’un des plus grands hangars à dirigeables au monde. Fermé dans les années 1980, puis classé monument historique en 2000, le Hangar Y est réhabilité en 2023 en centre culturel et événementiel.
Le pavillon de l’Alimentation, conçu par Jules Hunebelle également en 1878, a quant à lui servi à la construction de certains éléments de la Cité fleurie, boulevard Arago (Paris 13e). Cet ensemble d’une trentaine d’ateliers d’artistes, où séjournèrent Paul Gauguin, Henri Cadiou ou Amedeo Modigliani, fut édifié entre 1878 et 1888. L’architecture des 29 chalets blancs à pans de bois, organisée autour de cours-jardins, donne à la Cité l’allure singulière d’un hameau. Celle-ci est partiellement inscrite, depuis 1994, au titre des monuments historiques (façades et toitures).
Chef-d’œuvre d’architecture ornementale de l'architecte anglais Caspar Purdon Clarke, le pavillon du Prince de Galles était au cœur du Grand Vestibule du Palais du Champ-de-Mars, de 1878. Fait de bois de mélèze et de métal, et orné de motifs ciselés inspirés de l’architecture moghole, il était composé de deux corps symétriques reliés par une galerie centrale.
À l'instar de toutes les constructions mises en place à cette occasion, l’ensemble est mis aux enchères en deux lots. L'un ira à Saint-Malo, tandis que l'autre ornementera le jardin d'un aristocrate de Courbevoie, avec des destins bien différents pour une œuvre dont la durée de vie théorique n’est à l’origine que d'à peine six mois. C’est l’homme politique Charles Prévet qui fit transporter à Paramé, près de Saint-Malo, un pavillon qui devint une maison de villégiature ouverte sur la mer. Sa structure légère, pensée pour des usages temporaires, résista mal au climat marin : endommagée par les vents et les embruns, puis par une violente tempête en 1905, elle fut finalement détruite.
Ce « Taj Mahal breton » laissa pourtant bien des traces dans la mémoire du littoral. C’est dans le parc de Bécon, à Courbevoie, qu’est remontée la seconde partie vers 1880. Le prince Știrbey, propriétaire du parc, la fait adosser à un bâtiment en briques afin de construire un atelier d’artiste pour l’une de ses filles, la peintre Georges Achille-Fould. Le remontage se fait à l’époque au gré de l’usage ; ainsi, les niveaux du pavillon ont été inversés : le rez-de-chaussée de 1878 est devenu l’étage, et l’ancien étage, transformé en rez-de-chaussée.
Les architectes de la restauration Frédéric Didier et Stéphane Marets (2BDM) précisent que « le bâtiment d'origine est comparable à un jeu de Lego, ce sont des pièces dont vous faites ce que vous voulez. Tout notre travail a consisté à rendre cette structure pérenne tout en respectant son architecture ». En effet, dès 1910, le bâtiment est en piteux état. Fait de carton-pâte et de sapin, sa richesse ne réside finalement que dans ses ornements. Racheté par la ville en 1951, étayé d’urgence en 1990, il est restauré – en conservant 80 % de la structure d’origine – et réouvert en 2013.
Tout comme le Pavillon de la Suède et de la Norvège (musée Roybet Fould) en pin rouge qui le voisine, presque 150 ans plus tard, ces témoins de l’histoire de l’innovation et de la construction sont toujours debout.
Compléter l’existant, un projet environnemental
De pragmatique jusqu’au XIXe siècle, le principe de l’économie circulaire s’affirme aujourd’hui comme un véritable projet environnemental – et industriel. À l’image du tournant énergétique, il vise à rompre avec les logiques extractives pour instaurer un usage raisonné et renouvelé des ressources. Diminuer les déchets, réduire les émissions liées à la production de matériaux, repenser les circuits d’approvisionnement : le réemploi s’impose désormais comme un levier majeur, plus ambitieux encore que le recyclage.
Certes, la pratique reste marginale – à peine 2 % des flux en 2024, peut-être 5 % en 2027 –, mais elle amorce une transformation profonde des modes de production et de conception du bâti. Comme le rappelle Anne Ventura, chercheuse à l’université Gustave-Eiffel, « parler d’économie circulaire, c’est parler de systèmes interconnectés3 ». Repenser le bâtiment comme un gisement de matériaux, mais aussi comme un support d’usages évolutifs, suppose d’agir à l’échelle des territoires, des flux et des temporalités. Ce changement de paradigme engage autant l’ingénierie que la culture du projet : construire n’est plus seulement édifier, mais prolonger, transformer, adapter.
1 - Conversation avec Renzo Piano, interview vidéo projetée lors du colloque « La logique de transformation », Cité de l'architecture et du patrimoine, 17 février 2012.
2 - D'une longueur de 153 m et d'une largeur de 35 m, le pont de la Concorde a été construit entre 1787 et 1791 par l'architecte Jean-Rodolphe Perronet.
3 - Sa méthode d’« analyse de cycle de vie de transition » est fondée sur le couplage d’une analyse de cycle de vie avec l’analyse de flux des matières. Parler d’économie circulaire, c’est parler de systèmes interconnectés. Il faut réfléchir à l’échelle de la totalité de la production et à l’échelle des territoires. Ce qui oblige à prendre en compte l’adéquation des flux pour ajuster la production sur la demande et non sur l’offre. Au risque d’augmenter les impacts environnementaux.
